à propos :
« Après Marlee Mat-lin, Emmanuelle Laborit, comédienne sourde, incarne le rôle de Sarah, révoltée contre la ségrégation du monde entendant.
Agiles comme des oiseaux à l'approche du printemps, les mains d'Emmanuelle Laborit racontent comment le monde s'ouvrit à elle lorsqu'à l'âge de sept ans, on lui apprit la langue des signes. Complice, l'interprète, assise en face d'elle, traduit en sons l'histoire qu'elle évoque avec tout son corps. Je suis née sourde mais il a fallu neuf mois avant que mes parents le réalisent. Jusqu'à l'âge de sept ans, je fus éloignée de la langue des signes parce que le médecin avait dit à mes parents que c'était une langue inférieure. Mais un beau jour, mon père n'a plus supporté d'être exclu du code de communication, quasi ombilical, que ma mère et moi nous avions créé et ils m'ont emmenée à l'International Visuel Theatre (IVT), un centre socio-culturel pour sourds, où j'ai presque simultanément appris la langue des signes et l'expression théâtrale. Ça été un choc immense pour moi. Je n'imagine pas comment j'ai pu être avant. Je suis devenue d'un coup très bavarde, racontant mes journées par le menu.
Assoiffée d'histoires, Emmanuelle apprend aussi à lire et écrire ces mots qu'elle n'entendra jamais. Beaucoup de sourds ne savent pas lire et considèrent que les livres sont réservés aux seuls entendants. Souvent, des amis sourds me demandent pourquoi je lis et je leur explique les choses extraordinaires que contiennent les livres. C'est un formidable accès à la culture. Quand je vais au théâtre par exemple, je lis la pièce avant pour comprendre ce que je vais voir le soir. Les sourds généralement sont hostiles aux livres parce que ça leur rappelle l'école, quand on les obligeait à parler.
L'enseignement pour les sourds n'allant pas au-delà de l'école primaire, Emmanuelle Laborit continuera son apprentissage jusqu'au bac en lisant sur les lèvres des professeurs. C'est à cette époque-là qu'elle rencontre Jean Dalric. Presque aussitôt, Emmanuelle lui donne l'envie de remettre en scène la pièce de Mark Medoff qu'il avait découverte aux États-Unis puis montée en France dans les années 80 (pièce par ailleurs créée au Théâtre National de Belgique en 82, sous le titre, «Le 7e jour, Dieu créa les autres»).
Le monde des sourds, Jean Dalric l'affectionne depuis le jour où il a découvert un foyer de sourds dans le quartier de l'Opéra. Fasciné par leur univers, leur humour, il apprendra peu à peu le langage des signes, passera quatre mois à vivre, manger, dormir, communiquer avec des enfants sourds. J'avais vu à dix ans «Les Enfants du silence», raconte-t-elle, mais jamais je n'aurais imaginé qu'un jour j'incarnerais le combat de Sarah, jeune femme sourde refusant d'être modelée selon les schémas des entendants.
Quand j'ai rencontré Emmanuelle, raconte Jean Dalric, j'ai tout de suite été surpris par son tempérament et pour reprendre le rôle après Marlee Matlin et le succès qu'avait remporté le film, il en fallait. Elle avait à peine vingt ans et je l'ai tout de suite mise en garde contre les dangers du métier de comédien. J'ai rarement rencontré quelqu'un qui avait comme elle un oeil attentif à tout ce qui se passe. Elle mange la vie des yeux.
Aujourd'hui époux à la ville, Emmanuelle Laborit et Jean Dalric n'ont pas pour autant vécu la même histoire que Jacques et Sarah dans «Les enfants du silence». Il est indispensable de respecter l'autre tel qu'il est, de tolérer sa manière de voir les choses. Nous n'avons pas essayé de conformer l'un à la façon de vivre de l'autre. Chaque être a ses différences, sa richesse. Il est essentiel de ne pas perdre son identité.
A ceux qui l'accuseraient d'exploiter un créneau porteur ou «démago», Jean Dalric réplique aussitôt qu'il a travaillé pendant dix ans auprès des sourds, a pris des risques sans recevoir un franc d'aide au début. Quand nous avons reçu les deux Molières (Molière de la révélation théâtrale pour Emmanuelle Molière de l'adaptation pour Jean Dalric et Jacques Collard), nous étions heureux et en même temps avions très peur des conséquences. Du jour au lendemain, la réaction s'est fait sentir.
Moi qui ai eu beaucoup de mal à ressentir la salle au début, ajoute Emmanuelle, ce soir-là, j'ai tout de suite senti que les gens étaient venus voir le Molière de la révélation. C'est drôle ce rapport à la salle. La première fois, j'étais complètement perdue. Je ne savais pas si les gens riaient ou pas. Mais petit à petit, j'ai appris à sentir si le public était froid ou pas.
Pour le futur, Jean Dalric projette de monter avec Emmanuelle une autre pièce de Mark Medoff, «La Main des interdits» et «La Puce à l'oreille» de Feydeau en s'appuyant sur une étude de la gestuelle sacrée de Indiens et des ombres chinoises. Quand je vois l'accueil que le public réserve aux «Enfants du silence», j'espère que d'autres tenteront l'expérience de créer un spectacle avec des acteurs sourds. Pour qu'ils connaissent tout ce que les sourds peuvent apporter au métier et pour que ce ne soit justement plus ce que l'on pourrait appeler une "expérience". »
Christelles Prouvost - Le soir